Oui, clair ce le fut vraiment, aveuglant même, vers minuit trente. Inoubliable, cette vision du ciel illuminé de centaines de fusées éclairantes, dans un vrombissement de bombardiers et le signal lugubre des sirènes.
La Communauté de cette époque comptait 18 frères. Nos chambres occupaient l’aile du deuxième étage de l’école (depuis transformées en classes) donnant sur la rue Denfert-Rochereau (aujourd’hui St Jean-Baptiste de La Salle).
Nous étions donc aux premières loges pour voir ce spectacle qui préludait aux bombardements de Lille-Délivrance, les Bois-Blancs, Lomme.
En quelques minutes ce fut une ruée de nous tous vers les abris des sous-sols de St Pierre.
Rapidement les bombardements commencèrent. A chaque explosion de bombes, les murs vibraient. Nous formions un petit groupe pitoyable, muets, recroquevillés sur nous-mêmes, attendant le pire d’une minute à l’autre.
Combien de temps cela dura-t-il ? Deux heures peut-être, une éternité pour nous, étreints par l’angoisse.
Quand le calme sembla rétabli et qu’on put refaire surface, on se rendit compte que St Pierre n’avait pas reçu d’impacts directs, mais que toutes les vitres de la façade avaient volé en éclats sous le souffle…
Le spectacle de désolation était différent dans le secteur proche des Bois-Blancs et de Lomme. Des quartiers détruits, des corps ensevelis sous les décombres.
Les jeunes de la Communauté faisaient partie de la « Défense passive ». Ainsi, pendant toute cette semaine des vacances de Pâques, notre groupe aida-t-il à fouiller les décombres pour retrouver des cadavres ou des lambeaux de corps.
A Lomme, la Brasserie Marcant avait été transformée en morgue pour recevoir les victimes.
Le souvenir le plus émouvant qui me reste est celui de la disparition de notre élève de 3e, Pierre BESAGNI, ainsi que de ses parents et sa sœur. Il habitait Lomme. La maison voisine ayant été écrasée par une bombe, la leur fut complètement soufflée et effondrée. Pendant des heures on essaya de déblayer les décombres pour atteindre la cave où on les croyait. En réalité la mort les avait pris de vitesse. On les découvrit l’un derrière l’autre dans l’escalier qui menait à leur cave, le souffle les avait écrasés contre le mur. Triste ironie du sort, Pierre avait passé l’après-midi et la soirée à animer un spectacle pour les enfants du patronage. Il venait de rentrer chez lui et portait encore le casque de la défense passive. Il aurait aujourd’hui 76 ans. Pour moi, il restera le jeune homme de 16 ans ouvert et généreux tel qu’il apparaît sur une photo de classe de cette année 1944.
Pour les plus jeunes générations ces événements ne sont plus qu’un lointain souvenir, presque un fait-divers de l’histoire.
Notre époque a, depuis, connu tant d’affrontements, de guerres, d’attentats, que la violence s’est presque « banalisée ». Très peu de collègues de ces années 40 vivent encore.
Me v’la, me v’la.
Alors ne me demandez pas trop de dates et de noms parce que c’est vraiment pas mon truc. Disons que ça devait se passer autour de l’année 1965.
Je faisais partie d’une équipe d’enfants de chœur qui accompagnait les retraitants de la Semaine Sainte à Beaucamp-Ligny. Claude Hoël, le grand maître des cérémonies musicales et chorales, était présent bien sûr. L’Armentiérois nous avait déjà bien faits rire dans son style pince-sans-rire, avec sa célèbre « louche péruvienne » qui lui avait valu tant de victoires dans des parties de volley-ball, détente bien méritée après les répétitions.
Du travail donc, mais aussi de la détente. D’où le pari insensé entre Claude et nous avant la Messe de Minuit, celui d’aller l’encenser pendant la cérémonie. Claude se tenait évidemment à l’harmonium sur le côté, dans la nef de la petite église du village. Et de fait, au moment ad hoc, nous avons encensé l’autel, le prêtre (M. Delahoutre, je crois), la foule, mais au lieu de nous en tenir là, nous avons remonté l’allée centrale jusqu’à l’harmonium. Là, Claude s’est arrêté de jouer, il s’est levé, nous l’avons encensé, il s’est incliné pour saluer, s’est rassis et s’est remis à jouer.
Vous imaginez la stupeur générale pendant que nous rejoignions l’autel sous le regard furibard de l’abbé. Mais le plus dur en ce qui me concerne consista à essayer (en vain) de maîtriser l’irrépressible fou rire qui s’était emparé de moi.
Autre souvenir qui concerne un autre grand pince-sans-rire célèbre à Saint Pierre, à savoir LE surveillant général, Monsieur Lelièvre. Quelqu’un l’a fait, je ne sais pas qui, mais je revois encore ce lapin attaché à la porte de son bureau. Vision réjouissante pour un lundi matin et hommage à l’humour de ce surgé charmant (donc redoutable).
Cordialement
Jean-Louis Pinchon
Une journée de classe à Saint Pierre avant 1940
A cette époque, la prière rythmait notre journée. D’abord, chaque jour nous assistions à la messe dans l’ancienne chapelle ; en classe – le matin comme l’après-midi – nous récitions une petite prière avant et après la récréation ; le midi, prière, et le soir, prière du soir – qui était un peu plus longue.
Avant de rentrer en classe, nous devions endosser un « pare-poussière » et accrocher nos manteaux dans le couloir ou au fond de la classe, puis regagner notre place habituelle. Celle-ci nous était assignée par le professeur. Nous étions parfois 50 élèves par classe, nos bureaux bien alignés ; le sien trônait au milieu de l’estrade.
Quand nous sortions de la classe pour la récréation : c’était en rang et en silence ; le midi et le soir, toujours en rang et en silence bien sûr, nous devions suivre le troisième carreau rouge du dallage du couloir, sous le regard sévère du Très Cher Frère Directeur.
La sortie se faisait par la grand porte du 18, rue Denfert-Rochereau (rebaptisée après la guerre, rue Saint Jean-Baptiste de La Salle) ; pour ceux qui repartaient en vélo, par la porte du garage.
La cour des récréations était divisée en 4 pour que les 4 classes de l’époque soient en récréation en même temps. Les Chers Frères l’arpentaient par le milieu dans un sens puis dans l’autre. Nous jouions souvent au jeu du drapeau.
Certains élèves des grandes classes avaient cours le dimanche matin, cours d’allemand et de français… après la Grand Messe, bien entendu !
Nous allions en classe tous les jours de 8h à 12h et de 14h à 17h, sauf le mercredi après-midi (pour les écoles laïques, c’était le jeudi après-midi). Le samedi nous sortions à 16h.
Ah ! j’oubliais ! toutes les heures, le Cher Frère qui nous faisait classe, lançait « Souvenez-vous que nous sommes en présence de Jésus-Christ » et nous répondions « Et adorons-le ».
Jacques Beuscart
(qui aura bien mérité sa place au paradis !)
Vacances au phare de l’île vierge
C’était en juillet 1947… Depuis sept ans, nous n’avions pas eu de vacances. Il y avait eu la guerre, la débâcle de mai 40, l’occupation, puis la Libération et le rationnement permanent. A présent, on voyait un peu plus clair. L’Institution Saint Pierre décide d’organiser une escapade de trois semaines en Bretagne pour les ados. Destination : un collège de Plouguerneau, tout en haut du Finistère. Nous sommes une trentaine – ou peut-être plus – inscrits pour cette colonie dont j’ai gardé le meilleur souvenir. Voici quelques extraits de mon journal de bord de l’époque.
Jeudi 24 : Nous prenons le train postal qui démarre de la gare de Lille à 23 h 15. Arrivée à Paris à 4 h 10 (évidemment ce n’était pas un TGV). Les banquettes sont dures et personne n’a beaucoup dormi, même le frère Floribert qui fait bonne figure et nous entraîne, à pied, vers le Sacré Cœur. On assiste à la première messe de 6 heures. Certains ont eu le courage de chanter. Moi, j’ai franchement roupillé, je le confesse. Et à « l’Ite Missa est » tout le monde dormait.
Vendredi 25 : Après le petit déjeuner à la Procure générale des Frères, direction la gare Montparnasse. Nous sommes bien installés mais la traversée de la Beauce, cette grande plaine vide, immense, brûlée par un soleil de plomb, nous donne le coup de grâce. Avant Chartres, coup de frein et crissement de roues sur les rails. Arrêt sans buffet : la température du compartiment devient étouffante. Les voies de chemin de fer avaient été rafistolées après les bombardements alliés : certaines étaient encore défaillantes.
Après le Mans et Rennes, des gares bien dévastées, nous parvenons enfin à Brest, encore plus ravagée, sur le coup de 20 heures. Un car nous emmène à Plouguerneau, par des routes en lacets et des montées et descentes vertigineuses. Moi qui croyais que la Bretagne était comme la Flandre, un plat pays. Mais c’est magnifique ! Surtout dans le soleil couchant.
Dimanche 27 : Cérémonie du souvenir, au village, des morts des deux guerres. Monsieur Sailly, le terrible prof de gym que tout le monde craint mais qui, dans le fond, est d’une très grande gentillesse, nous emmène pour défiler au pas cadencé. Gauche ! Gauche !
La fanfare se compose de trois trompettes et d’un tambour. On se rend à l’église où les bretonnes sont tout en noir, coiffées d’un bonnet de dentelles blanc et les hommes portent un chapeau rond avec une boucle d’argent qui retient un ruban. Tout à fait le monde de Bécassine. Le sermon est donné en celtique pendant 40 minutes. Quel pensum !
Mercredi 30 : Pour les plus grands, promenade en barque sur l’Aber Wrac’h. Quand on arrive la marée n’est pas encore très haute et on s’enlise dans la boue. Il paraît qu’il y a plus de 6 m de vase dans cet estuaire. Jadis c’était un puissant fleuve qui a creusé une vallée immense. On passe sous le pont de Paluden et on se retrouve en mer. La marée se fait sentir très loin et très fort. Plus de 9 mètres, presque la baie du Mont St Michel. C’est magnifique !
Jeudi 31 juillet : Aujourd’hui grande balade à la grève de Lilia. D’abord la pêche aux crabes durant la marée basse dans les rochers, puis dîner sur l’herbe en attendant le retour de la mer. Nous sommes sur une presqu’île et les goémoniers reviennent du large. Les chevaux ont de l’eau jusqu’au poitrail et tirent des remorques chargées d’algues et de goémons qui seront revendus pour faire de l’engrais naturel.
Justement un goémonier repart vers l’île Vierge, éloignée de la côte de 3 km. Le phare est célèbre car c’est le plus haut de France. Il fait 80 m de haut et on y accède par un escalier en colimaçon de 400 marches. Nous sommes d’attaque pour les gravir. De là-haut, nous assistons à un spectacle de la mer qui s’attaque aux rochers dans un rejaillissement d’écume.
C’est magnifique. La nuit, le phare, grâce à un système de lentilles, porte à 15 km. Quand nous sommes couchés sur nos matelas, dans les salles de classes du collège, nous voyons glisser le pinceau lumineux qui balaie la nuit régulièrement. On se sent rassuré comme doivent l’être les marins qui passent au large. Il n’y a pas à dire mais la lumière, c’est la vie.
Jeudi 7 août : Branle bas de combat. Nous partons pour Brest par l’autobus de 6 h 30. Nous traversons le port, encore plus en ruines que la ville. Quelle dévastation ! Nous embarquons sur le remorqueur « le Crozon » à 7 h 30 sous un crachin qui nous mouille jusqu’aux os. C’est bien connu dans la chanson : il pleut toujours sur Brest.
Une heure plus tard, nous débarquons dans l’anse du Fret, juste au nord de Crozon pour rejoindre par un bus le gentil port de pêche de Camaret. Rien n’a bougé, ici, où l’on retrouve la rue des sardiniers, la rue des paludiers. Même les chalutiers sont au rendez-vous. Ils s’apprêtent à partir pour l’ouest de la Grande Bretagne, l’Irlande et même le Portugal. Ils embarquent des tonnes de glace et de sel pour une campagne de trois semaines et même plus. Une forte odeur de poisson et de goudron nous prend aux narines. Certains se bouchent le nez. Moi, j’aime cette odeur ; c’est celle de l’aventure, du grand large, des rivages lointains.
On repart pour la pointe de Pen-Hir, où les alignements mégalithiques cachent un vieux manoir. Derrière c’est une immense falaise qui tombe à pic dans la mer où des rochers se prolongent par trois gros blocs de granit connus dans tous les guides touristiques ; ce sont les Tas de Pois. Le panorama se révèle grandiose : criques, caps, anses, pointes se perdent dans une eau bleue qui reflète un ciel de même couleur. Le beau temps est revenu. Hourrah !
Retour au bus et direction Morgat, une plage de sable fin où nous engloutissons le pique-nique. Des enfants nous assaillent pour tenter de nous vendre des « pierres d’améthystes » contre quelques sous. On s’étonne : les chers frères nous expliquent que leurs parents les envoient, pendant les vacances, aux touristes pour récolter quelque argent afin de faire bouillir la marmite familiale. La misère était grande en Bretagne après la guerre.
Nous partons pour le cap de la Chèvre, le point le plus avancé au sud dans la baie de Douarnenez. On aperçoit la pointe du Raz, l’île de Sein à peine, tellement elle est basse sur l’eau, et tout ce littoral déchiqueté sur lequel les Allemands avaient installé, en toute hâte, des stations radar. Nous quittons bientôt ce promontoire en regardant une dernière fois la mer qui miroite, infinie, sous le soleil couchant. Une grande paix descend du ciel. Pas un bruit. Seul le ressac, sur les rochers, fait entendre son bruit régulier et monotone.
De retour à Brest, nous aurons le plaisir de visiter le « Jean Bart » qui est en cale sèche pour réparations. Enorme cuirassé de 85 000 tonnes, long de 330 m et large de 38 m il embarque, en service, un équipage de 2 000 hommes et fonce en mer à 60 km/h malgré sa masse énorme. Nous écoutons les explications de toutes nos oreilles et dévorons les entrailles de ce mastodonte de nos yeux grands ouverts. Et pourtant il est tard et la fatigue se fait sentir. Retour à Plouguerneau à 23 h 30. Quelle magnifique journée !
Nous avons vécu trois semaines dans cette ambiance, alternant les baignades, les promenades, les sorties en mer avec les pêcheurs locaux, les visites de St Pol de Léon ou d’Huelgoat, les calvaires de St Thégonnec ou de Guimiliau. Le 8ème groupe dont je faisais partie était composé, sous la direction des frères Floribert et Grégory, de Michel Huguet, Lucien Cappelle, Jean Martin, Claude Desreux, Michel Morlighem et de moi-même avec Jack Zimmermann, qui devait devenir ensuite directeur de la Foire Internationale de Lille. A tous ceux qui me font l’honneur de lire ce récit (qui date de 56 ans) mon amical salut.
P.J Desreumaux
Promotion 1947